Les mains d’Anicette
Le pouvoir miraculeux des mains d’Anicette se révéla dans la cour de l’école.
Anicette avait quitté depuis trois semaines l’âge des petites filles pour celui des fillettes. Dans son corps en métamorphose, son cœur demeurait pur comme une goutte de rosée.
A l’école de la rue Courte, elle commençait pour la troisième fois la classe du certificat. Pendant les dictées, elle suivait le vol des mouches et perdait les compléments. Devant un problème, elle hochait sa tête blonde, suçait le manche de son porte-plume, bâillait et ne retrouvait d’aise qu’à dessiner sur sa page une foule de chiffres huit.
Elle aimait ce chiffre. Pour le tracer, les doigts décrivent une molle arabesque, un mouvement qui commence on ne sait pas où et ne se termine jamais.
Mme Passerat-Petitpas, sa maîtresse, venait de quitter cet âge où abordait Anicette. La barbe commençait de lui percer la peau et sa voix se fêlait, tombait de l’aigu au grave au milieu des mots.
Sa sévérité s’était découragée devant l’innocence de la fillette. « Tu me copieras cent fois : La paresse est la mère de tous les vices,» Elle ne put jamais obtenir ces cent lignes. Pas même vingt.
Ce n’était, de la part d’Anicette, ni paresse ni obstination, mais incapacité de s’efforcer à un travail triste. Elle aimait se trouver au piquet, les mains dans le dos, le nez au mur. Le mur était son ami. Elle le regardait de si près que ses yeux devenaient loupes, grossissaient en montagnes les grains de la peinture verte. Une éraflure devenait ruisseau, les traces d’un coup de pinceau, troupeau de moutons dans la prairie. Ici, c’était le visage d’une fée ourlé de poussière délicate, là une grosse vache à côté d’une marguerite. Bientôt un bourdonnement troublait le silence de la classe : Anicette, courant dans l’herbe verte au milieu des moutons, chantait.
L’institutrice prit le parti de la laisser en paix. La fillette n’était pas de ces mauvaises élèves qui abrègent la vie des maîtresses. Elle ne causait point de désordre. Quand Mme Passerat-Petitpas l’interpellait, elle levait vers elle, sans crainte ni effronterie, son sourire doux comme l’aurore.
Ses yeux bleus ne cachaient rien, ses lèvres ne grimaçaient jamais autour d’un mot de colère ou de men- songe. Même les filles hargneuses l’aimaient.
Les quatre classes en récréation emplissaient la cour d’une tempête de cris pointus. Anicette, le dos appuyé au tronc de l’acacia, regardait devant elle, sans voir grand-chose, et fredonnait à bouche close la chanson du frelon. Dans les fleurs de l’arbre, les abeilles se chargeaient de butin.
Une chipie, grinçante, poings fermés, renversa la petite Odette, qui n’avait pas huit ans, et s’enfuit à cloche-pied en chantant : « C’est bien fait, heu ! C’est bien fait, heu ! » Les serpents noirs de ses tresses lui dansaient au dos.
La petite Odette, au pied de l’acacia, hurlait. Anicette la ramassa, essuya de son mouchoir sale les yeux et les joues barbouillées, moucha le nez, baisa les lèvres tremblantes. Ses gestes étaient doux et la paix coulait d’elle comme un parfum. La victime, déjà, souriait, quand elle aperçut du sang sur son genou. La peur lui revint d’un seul coup. Elle essaya de l’enfermer dans sa bouche, mais le chagrin sortit de ses lèvres en une grosse bulle et éclata. Anicette prit la petite fille dans ses bras, la porta jusqu’à la fontaine, baigna l’écorchure minuscule et, dans la coupe de ses deux mains, offrit à boire à l’enfant. Odette hoquetait. Elle se pencha. Ce quelle vit alors lui fit oublier son chagrin.
Dans le creux des mains d’Anicette s’ébattait une mésange bleue, noisette d’azur et de jade. Elle tournait la tête à droite, à gauche, pour regarder la petite fille d’un œil, puis de l’autre. Odette la reconnaissait. C’était la même qui mangeait, tous les matins, de son bec fin comme une aiguille, les miettes invisibles laissées par les gros moineaux sur le bord de la fenêtre de sa chambre. Elle s’enfuyait à la moindre approche, et jamais Odette n’avait pu la voir de près. Elle rêvait de l’apprivoiser. Elle lui disait, de loin, tout bas, des mots gentils, lui envoyait des baisers. Elle aurait voulu lui caresser délicatement la tête et le dos avec son plus petit doigt.
C’était bien un miracle qu’il fût là, dans les mains de son amie, ce feu follet de plumes. Mais les miracles n’étonnent que les grandes personnes. Odette voulut prendre la mésange. Ses doigts trempèrent dans l’eau ; la vision disparut. Quand elle les retira, l’image revint.
— Comme c’est beau, ce petit oiseau dans tes mains ! dit-elle.
— Quel oiseau ? demanda Anicette.
Elle ne voyait qu’un peu d’eau, qui reflétait le ciel et les fleurs de l’acacia, et qui s’écoulait goutte à goutte entre ses doigts.
Odette appela les filles en témoignage.
— Venez voir, venez voir, ça qu’on voit dans les mains de l’Anicette. C’est un oiseau. Je le connais. J’y donne à manger tous les jours.
— C’est pas vrai, c’est pas un oiseau, c’est un baba, fit, d’une voix émerveillée, la pauvre Adèle, qui passait quatre fois par jour devant la pâtisserie et n’y entrait jamais.
— Moi, je vois une poupée avec des vrais yeux et une chemise en dentelle.
— Moi, un collier de perles rouges.
— Moi, je m’y vois dans un taxi.
— Et moi, au cinéma.
C’était, autour d’Anicette, une bousculade de robes aux couleurs mangées par les lessives, de blouses noires rapiécées, de têtes bouclées et de têtes lisses. La chipie aux tresses brunes se tailla une place à coups de coude et de pinçons. Elle regarda aussi, devint écarlate, et se retira sans dire mot. Elle n’avait pas de frère. Elle ne savait pas comment c’est fait, un homme. Cette ignorance la rongeait. Elle s’était vue, dans le miroir d’eau, ouvrant la culotte de M. Roure, le boulanger, qui a une grande barbe et des yeux rouges, et qui trouve toujours moyen, quand elle va chercher le lait, de passer une main sur ses fesses déjà rondes ou ses bouts de seins pointus.
Une autre grande n’a rien dit non plus. C’est celle qu’on nomme Pie, parce qu’elle est toute blanche sous des cheveux bleus. Elle ne dit rien, elle ne peut pas nommer ce qu’elle a vu. C’est beau, c’est brillant, ça n’a pas de forme, et c’est comme de la musique qui coule en mille couleurs, comme un ruisseau de pierres de lumière ; c’est ce qu’on voit dans les cavernes secrètes des contes de fées, ou bien encore au paradis, et quand on rêve qu’on est heureux comme le soleil.
Anicette, souriante, tendait ses mains aux fillettes, leur montrait dans le miroir de ses mains, innocente, l’image de leurs désirs.
L’attroupement attira l’attention des maîtresses qui discutaient, sous le préau :
— Moi, j’aime mieux les gauloises bleues. Les cigarettes blondes, c’est bon pour les cocottes.
— Je vous demande pardon, ma chère, chacun ses goûts. Les Ziche-life, c’est plus distingué.
Mme Passerat-Petitpas mit son tricot sous son bras et frappa dans ses mains.
— Allons, allons ! Qu’y a-t-il ? Allons, dispersez-vous, allez jouer !
— Oh ! Madame, venez voir.
— Venez voir, comme c’est si beau.
— C’est un zoizeau, c’est un gâteau, c’est un chapeau, c’est un manteau, c’est un gigot, c’est une auto, c’est les mains d’Anicette.
Et Mme Passerat-Petitpas, bouleversée, vit dans les dernières gouttes d’eau une maison de campagne, à volets verts et vigne vierge, avec un jardin de roses et de laitues, des lapins qui remuaient leur nez derrière un grillage, et un chien barbu, tout fou, qui sautait après les papillons.
— Mon Dieu, c’est le cottage de ma retraite !
Elle économisait pour lui depuis trente-deux ans. Elle était si persuadée de le posséder un jour, qu’elle commit une erreur. Elle prit ce reflet de son désir, qui tremblait au creux des mains frêles, pour une image des temps futurs.
— Tes mains, dit-elle à voix haute, ma petite Anicette, c’est un prodige... Tes mains montrent l’avenir.
Cette phrase devait provoquer bien des catastrophes. Ne faut-il pas que les prédictions se réalisent ? Le soir même, la chipie se laissa pousser, les dents claquantes, dans l’arrière-boutique du boulanger. La maigre, qui fut quinze jours sans voir venir le gigot promis, le vola. Son père la battit et mangea la viande.
Adèle, la pauvre gourmande, restait des heures le nez écrasé sur la vitre du pâtissier, à deux centimètres du baba. Un passant prit pitié d’elle, la fit entrer, tendit un billet à la vendeuse. Douze gâteaux arrondirent le ventre de la mignonne. C’était un ventre nourri d’eau claire : des tripes minces comme des spaghettis et un estomac transparent, derrière un nombril en verrue. Cette abondance de nourriture boucha tous les conduits. La pauvrette en mourut dans les trois jours. Son père, un manœuvre, sa mère, qui faisait des ménages, se plaignirent de la moquerie du sort. Ils se fussent mieux résignés à voir leur fille périr d’anémie.
Les économies de Mme Passerat-Petitpas ne suffiraient pas à l’achat du pavillon entrevu. Elle devrait lui rogner un étage et cent mètres de jardin. Désormais assurée d’une heureuse issue, elle vendit ses fonds d’Etat, engagea tout le produit du marché dans une spéculation boursière. Elle en retira juste de quoi se payer le collier du chien.
Elle n’osa pas accuser Anicette, mais lui manifesta dès lors une hostilité qui vint s’ajouter aux reproches des filles déçues. Toute l’école détesta la fillette. Anicette, qui n’avait rien vu d’anormal dans ses mains, ne comprenait pas ces reproches et ne s’en souciait pas.
Le chagrin ravageait l’institutrice. Ses cheveux glissaient entre les épingles et lui tombaient en mèches grises le long des joues. Sa barbe se mit à friser. Sa voix atteignit les notes de la contrebasse. Elle en vint à ne pouvoir supporter la vue d’Anicette et la mit à la porte.
Pour justifier sa décision, elle écrivit aux parents de l’enfant quatre pages d’écriture penchée.
Les parents d’Anicette, M. et Mme Gembloux, tenaient un café-bougnat au fond de l’impasse des Bœufs. Le jour durant, M.Gembloux livrait des sacs de charbon sur une voiture à bras. Il la pliait, le soir, comme un accordéon, pour la garer dans le couloir qui constituait l’essentiel de son entrepôt. Anicette ne connaissait de lui que ses yeux blancs et sa langue rouge, quand il ouvrait la bouche pour manger.
Il parlait peu. Sa femme, plus grande que lui, parlait pour deux. Elle le connut un dimanche où il s’était lavé et l’épousa pour ses quatre sous. Tandis que lui ne pensait qu’à les multiplier, avant de retourner avec sa famille à Brioude qui l’avait vu naître, elle lisait des romans. Il s’acharnait au travail même les jours de fêtes. Entre deux livraisons, il liait des margotins et des résinés. Elle lui avait dressé un lit à part, avec des draps de lustrine noire. Il y ronflait tôt, se levant avant l’aube.
Elle descendait au café vers dix heures, disait « monsieur » à tous les clients, même à Jules, le clochard, qui venait manger ses rogatons à la table fendue.
L’un et l’autre ne pensaient à leur fille que lorsqu’elle se trouvait là. Encore l’oubliaient-ils souvent, quand Anicette s’oubliait elle-même jusqu’à ne plus faire le bruit de sa respiration. Elle rentrait de l’école, s’asseyait dans le coin le plus sombre, entre le bout du comptoir et le mur. Elle regardait les buveurs, qui ne la voyaient pas. Le sidi rejetait en arrière sa casquette sale. Elle le coiffait d’une couronne d’or, le drapait dans un manteau rouge, avec des gants blancs jusqu’aux coudes. La chaise devenait cheval. D’autres cavaliers, une multitude, se pressaient autour du roi, brandissaient des lances et des bannières. Le peuple criait de joie, mille cloches sonnaient, les locataires jetaient des sous par les fenêtres, des avions emplissaient le ciel et laissaient tomber des confettis, des rubans et des pétales de fleurs.
— Fais voir tes mains, lui dit sa mère après avoir lu la lettre.
Elle ne vit que des taches d’encre.
— Tu ne pourrais pas te nettoyer les ongles, cochonne ? On dirait ceux de ton père. Je me demande ce que c’est cette histoire de montrer l’avenir, ce que tu as pu faire à l’école. Réponds-moi, descends un peu de la lune.
— J’ai fait comme ça... dit Anicette.
Elle prit dans le creux de ses mains un peu de l’eau où trempaient les verres sales et les tendit à sa mère.
— Tu vois bien qu’y a rien, reprit l’enfant.
Mme Gembloux, les yeux fixés sur les mains de sa fille, tremblait et claquait des dents.
— Qu’est-ce qui vous arrive, ma pauvre dame ? demanda le balayeur, qui buvait un petit blanc au comptoir, v’là que vous devenez verte.
— C’est rien. Oh ! C’est rien, put-elle enfin répondre. Je... je... j’avais chaud. Jette cette eau ! cria-t-elle à sa fille. Va jouer, ma chérie...
Elle se versa un verre d’arquebuse, se retira dans son arrière-boutique et s’assit sur le bord de la table. Ses jambes ne la soutenaient plus. En face d’elle, sur le mur, elle revit se dessiner l’image offerte par les mains d’Anicette : un cercueil de bois clair et, dans le cercueil, son mari noir, enveloppé de son drap de lustrine. Sa bouche rose et ses yeux blancs étaient ouverts. Il regardait, à travers elle, jusqu’au plus profond de la mort.
Elle tremblait de peur et de honte. Car dans le fond de son cœur, elle sentait naître la joie.
Elle refit sa vie en pensée. Elle vendait le bistrot, épousait un jeune homme riche et beau qui l’emmenait à Nice en auto.
Elle ne souhaitait pas la mort de son mari. Mais on ne sait ni qui vit ni qui meurt. Ce n’était pas un péché d’espérer que le ciel lui rendrait peut-être justice en la laissant survivre à cet homme noir.
Elle appela sa fille, déjà presque orpheline, la serra pathétiquement sur son cœur.
— Anicette, ma chérie, surtout ne montre pas tes mains à ton pauvre papa.
Elle désirait le laisser jusqu’au bout dans son illusion. Lui qui croyait vivre cent ans !
De ce jour, elle fut aux petits soins pour son mari. Elle lui parlait à voix douce, lui cuisinait des plats sucrés, lui gardait sa soupe au chaud lorsqu’il rentrait tard de livrer. Elle désirait adoucir ses derniers moments. Qu’on n’ait rien à lui reprocher.
Elle lui fit rédiger son testament et prendre une assurance sur la vie. Le docteur qui ausculta le bougnat grommela en frottant son oreille noircie : « Voilà une assurance qu’on n’est pas près de vous payer. » « Bien sûr, bien sûr... », répondit-elle.
Ces précautions prises, elle se mit à la recherche du beau jeune homme. Elle ne voulait pas perdre le moindre temps. La quarantaine approchait.
Elle laissait le bistrot à la garde de la femme de ménage et fréquentait les cafés des boulevards. Elle renouvela son indéfrisable, acheta un corset solide, un chapeau fleuri et un renard qui se mordait la queue dans son décolleté.
Elle fit la connaissance d’un homme très bien, qui cherchait, lui aussi, l’âme sœur. Leurs cœurs incompris se devinèrent. C’était un grand blond, d’une trentaine d’années. Il avait le nez un peu rouge, d’étranges cicatrices sur tout le visage et une jambe en bois. Il lui raconta qu’un tigre l’avait à moitié dévoré au cours d’une chasse en Birmanie. Son pilon fit oublier à Mme Gembloux l’image du séducteur langoureux. Elle tremblait d’émotion à l’entendre marcher.
Après trois mois de glaces à la vanille et de cinéma, elle se laissa entraîner dans un hôtel meublé. C’était à peine de l’adultère ; seulement une petite avance. Elle rentra au bistrot les yeux troubles, avec des râles de pigeonne dans la voix.
A son amant, elle se disait veuve. Elle attendait de toucher son héritage pour l’épouser. Mais le charbonnier était toujours là. Le boiteux s’impatientait. Il désirait acheter un garage. « Avec ton argent – et le mien, bien entendu – nous pouvons nous payer une petite affaire de voitures d’occasion. J’ai des copains qui se chargeront de m’amener de la marchandise. Non, nous ne travaillerons pas nous-mêmes, ma grosse. Mais il ne faut pas laisser l’argent infructueux. Quand vas-tu le toucher, voyons ? Moi, je vais aller lui secouer les puces, à ton notaire. » Il brandissait sa canne d’un air terrible.
Elle s’inquiéta de la santé de son mari. « Tu ne te sens de mal nulle part ? » lui demandait-elle d’une voix anxieuse. Il répondait « non » entre deux bouchées.
Elle mit son espoir dans un accident. Quand il rentrait plus tard que d’habitude, elle supputait son retour sur une civière. Le bruit de la charrette sur les pavés de l’impasse lui enlevait ses illusions. Elle soupirait. Ce serait peut-être pour demain.
Les jours, les semaines et les mois passaient. Le boiteux menaça de la plaquer et lui administra quelques raclées. Elle tremblait qu’il n’apprît la vérité. Le charbonnier continuait à se bien porter. Il y mettait plus que de l’entêtement : de la mauvaise volonté. Quand on est condamné, il faut pourtant se décider à débarrasser les gens.
Mme Gembloux reçut de son amant un dernier délai de huit jours pour liquider son héritage. « Je commence à croire que tu t’es payé ma pomme. Ça pourrait te coûter cher. »
Le soir, elle pleura quand son charbonnier rentra, une fois de plus, intact et silencieux. « Mon pauvre André, lui dit-elle en reniflant, je me demande ce que tu attends. Je vais être obligée de t’aider un peu. »
Elle lui servit une soupe à la mort-aux-rats. Il la vomit en long et en large sur son drap noir et repartit, le matin, d’un bon pied, livrer ses boulets. Elle doubla la dose, y ajouta les raclures de vert-de-gris du robinet de la cuisine.
Il mangea de douleur la moitié de son traversin, appela sa mère et tenta de s’ouvrir le ventre avec ses ongles. Il se roulait d’un bord à l’autre de son lit. La sueur et la bave lui lavaient peu à peu le visage, et sa femme épouvantée le retrouvait tel qu’elle l’avait connu jeune homme, de chair rose, avec des traits d’enfant ingénu. Il avait lacéré sa chemise, déchiré ses draps trempés ; la plume blanche du traversin volait autour de lui, se collait à sa peau glaireuse. Il râlait, se cramponnait aux mains de sa femme, la lâchait pour se tordre et tenter d’écraser son ventre contre le matelas. Elle, debout près du lit, pleurait.
Epuisé, il se détendit dans son lit ravagé et commença de gémir doucement. Il s’était mordu les poings. Le long de ses cuisses, ses mains gantées de plumes rouges tremblaient. Ses yeux regardaient un fil gris d’araignée qui se balançait au plafond dans un courant d’air.
Sa femme lui mit la main sous la nuque et lui fit boire un bol de tilleul dans lequel avaient fondu dix boules de naphtaline. Il eut un hoquet, voulut vomir, n’y parvint pas, tourna la tête et mourut. Sa langue enflée lui poussa entre les dents. Elle était verte.
Mme Gembloux lava le pauvre mort, refit le lit. Ce fut une nuit bien pénible. Elle n’aurait pas eu le courage de recommencer.
Elle appela pour le certificat de décès le docteur Lichet, un vieux paillard ivrogne. Il ne monta pas même voir le corps. Elle l’arrêta dès l’arrière-boutique, en lui mettant dans les mains une bouteille et ses nichons.
Le bistrot et les économies servirent à l’acquisition d’une longue voiture et d’une jambe en argent. Son pied précieux sur l’accélérateur, le boiteux partit essayer l’auto et ne revint jamais. Mme Gembloux perdit ses dents et ses cheveux. Son visage fut envahi de croûtes de même forme que les cicatrices de son amant. Un abcès lui rongea le ventre. Il ne lui restait qu’à goûter à son tour à la mort-aux-rats. Elle préféra l’eau de Seine. Elle s’y glissa le soir où tomba son dernier cil. Elle serrait sur son cœur le pilon du disparu.
Anicette resta seule au monde. Ce ne fut pas un grand changement. La modiste chez qui sa mère l’avait mise en apprentissage l’adopta, par affection et par intérêt. Anicette, en effet, se passionnait pour la fabrication des chapeaux. Elle créa des modèles si ravissants que la crème de l’élégance parisienne accourut chez Mme Mangeon.
Anicette travaillait sur le vif. Elle installait la cliente dans un fauteuil, la regardait, souriait, et déjà la cliente se trouvait conquise par le printemps de ses yeux. L’adolescente la coiffait d’une forme brute. Ses mains voltigeaient autour et bâtissaient le nid.
Chaque femme lui inspirait un chapeau différent. Ses mains suivaient le fil de son rêve :
« Oh ! Madame, que vous êtes belle ! Vous êtes comme une fée au bord de la source. Je vous donne la source : un ruban d’argent qui coule sur vos épaules, tourne sous votre menton et bouillonne dans vos cheveux, traversé par la baguette de l’enchanteur... »
« Celle-ci semble vouloir se battre. Elle crispe le front et renifle sa moustache. Plan, ra-ta-plan. Un champ de bataille en panama, et six soldats de plomb et un drapeau... »
Mme Mangeon gagnait beaucoup d’argent. Elle n’en donnait point à Anicette, qui n’en avait nul besoin. Elle la nourrissait, l’habillait et, le soir, venait l’embrasser dans son lit blanc Les nuits d’Anicette n’étaient encore peuplées que d’oiseaux et de fleurs. Le matin, elle se lavait en chantant des chansons nouvelles qu’elle trouvait dans sa tête. Son corps nu ne l’étonnait point. Elle se souvenait à peine de lui avoir connu d’autres formes. Elle se servait peu de sa mémoire. Elle vivait dans le présent, dans la joie d’exister et de voir, avec des yeux qui ne s’habituent pas, le côté merveilleux des choses familières.
Devant la glace, elle coiffait ses cheveux de lin très lisses sur sa tête et s’arrêtait soudain, les deux coudes en l’air, pour rire à ses seins mignons qui levaient le nez hors de la chemisette, ou au fauteuil bas à long dossier, qui ressemblait à la tête d’un lapin.
Elle avait presque oublié l’école, l’émerveillement des fillettes, les paroles de sa maîtresse, l’émotion de sa mère. Elle n’avait plus montré à personne le miroir d’eau dans le creux de ses mains. Elle était heureuse. Elle l’avait toujours été.
Fernand, le neveu de Mme Mangeon, n’avait plus vu sa tante depuis quatre ans. Il vint lui rendre visite avant de partir pour le régiment. Il exerçait avec conscience le métier de plombier-zingueur. Le dimanche, il jouait capitaine dans une équipe de basket. C’était un grand garçon brun. Ses yeux parlaient avec franchise. Ils ne cachèrent point leur admiration pour l’adolescente. La fréquentation des femmes de chambre dans les salles de bains ne lui avait pas enseigné la délicatesse, et la pratique du sport le poussait à l’action. Il coinça Anicette entre deux portes et lui proposa une petite soudure. Elle lui répondit en souriant de s’adresser à Mme Mangeon.
Fernand partit, rêveur, faire son service dans un régiment des Alpes. La vue de la neige lui rappela la jeune fille. Il eut honte de ses paroles et se réjouit qu’elle ne les eût point comprises.
Au bout de quelques mois, il obtint une permission. Il n’avait cessé de caresser en son cœur l’image d’Anicette. Il se souvenait de la soie de ses cheveux, du ciel de ses yeux, de ses joues rondes comme des roses. Il la retrouva plus belle encore. Il n’osa plus lui parler. Devant elle, il se mordait le bout des doigts et soupirait.
A son coucher, elle se rappela la silhouette du soldat et rit. Le lendemain matin, elle y pensait encore.
Lui roulait de café en café. Il essayait de noyer dans le vin sa bêtise. Il ne s’était jamais connu timide. A douze ans, il poursuivait déjà les filles, l’arme au poing. Mais celle-là lui coupait le souffle.
Quand il retourna chez sa tante : « Je suis contente que vous soyez venu, lui dit Anicette. J’aime que vous soyez là. Je vous trouve beau. » Il bégaya de bonheur. Il revint tous les soirs jusqu’à la fin de sa permission. Anicette le faisait asseoir, jouait avec ses courts cheveux bouclés et bavardait, chantait. Elle n’écoutait pas ce qu’il disait. Il disait d’ailleurs peu de chose : « Il a fait chaud, aujourd’hui. » Ou bien : « C’est de qui, ce tableau au mur ? » Ou encore : « Vous devez être fatiguée... »
Il repartit noir de tristesse finir son temps. Pendant toute cette saison, la fine fleur de l’élégance parisienne fut coiffée de bérets alpins.
Le train qui le ramena, libéré, vers Paris, lui parut peu pressé. Il eût pris l’avion s’il avait été riche. Anicette lui sauta au cou et l’embrassa sur les deux joues, puis se blottit, ses deux bras pliés, contre sa poitrine. Elle ferma les yeux. Elle aurait voulu ronronner.
Mme Mangeon secoua la tête et fit un petit sourire suivi d’un soupir. Elle les autorisa à s’en aller, dimanche, cueillir ensemble le muguet dans la forêt de mai.
Ils coururent tout le matin. Ils riaient, chantaient, cueillaient trois brins de muguet, et des herbes folles, et des morceaux d’écorce veloutés de mousse. Le feu du printemps brûlait les joues d’Anicette. Ses yeux brillaient comme des diamants. Pour la première fois elle sentait vivre la tendre chair de sa poitrine. Fernand avait retrouvé l’innocence de ses cinq ans. Il se roulait sur l’herbe et riait à grands éclats qui faisaient fuir les merles.
Vers le milieu du jour, ils s’assirent près d’une source pour manger. A la vue de l’eau courante, Anicette se souvint des paroles de l’institutrice.
— Oh ! Fernand, dit-elle en riant, je vais vous montrer l’avenir.
Elle lui tendit l’eau de source dans ses mains. Il ne regarda pas.
— Anicette, dit-il, les dents un peu serrées, Anicette, ma chérie, notre avenir, je le connais...
Il ouvrit les mains offertes : l’eau roula en perles sur leurs genoux. Le petit cœur d’Anicette se mit à battre. Elle n’entendit plus le chant des oiseaux ; ses oreilles bourdonnaient. Elle ne voyait plus les arbres ; ses yeux étaient pleins de l’étrange, du troublant visage de Fernand, des trous agrandis de ses narines, de son front rouge, de ses yeux durs qui se rapprochaient. Elle poussa un grand soupir et s’allongea sur l’herbe.
Quand elle rouvrit les yeux, loin au-dessus d’elle un dôme de branches se balançait dans le soleil, le ciel se balançait comme la mer. Elle balança doucement sa tête dans l’oreiller de ses cheveux dénoués. La mer et le ciel se balançaient en elle.
— Fernand... appela-t-elle à voix basse.
Il la releva. Elle ne retrouvait pas l’équilibre. Il lui semblait qu’une partie de son corps demeurait étendu à terre et que le reste se dispersait avec le vent dans la forêt. Il la serra très fort dans ses bras et dit :
— Anicette, mon amour...
Le son de la voix de l’homme rassembla tout ce qui d’elle était perdu. Elle se retrouva. Elle le regarda. Il était plus beau qu’un arbre. Il était grave et fort. Elle se sentit fragile. Elle lui raconta l’aventure de son enfance.
— Mon amour, dit-il. Montre-moi maintenant l’avenir. Je veux savoir si nous aurons une fille aussi belle que toi.
Mais dans l’eau claire il ne vit que deux cailloux blancs et un brin d’herbe. Le don merveilleux s’était enfui. Le miroir tremblant renvoyait à la jeune femme l’image de son bien-aimé. Elle murmura :
— Voilà le miracle...